Constatons les faits

Le constat actuel est que je suis incapable de travailler sur ma thèse, depuis plusieurs semaines. Incapable de me projeter dans le travail, incapable de savoir où j’en suis. Quand j’essaie de m’y mettre, j’ai beaucoup de mal à me concentrer, et chaque effort, chaque petit pas que je fais me coûte.

En plus de cette moue infinie, il y a du stress et de l’angoisse. Le son de la notification Slack ou de mes courriels me donne à chaque fois une petite décharge d’adrénaline. Mais ce n’est pas l’adrénaline d’un stress agréable, c’est plutôt quelque chose qu’on voudrait limiter ou arrêter.

Je ne pense pas que ce soit une crise systémique dans ma tête : dans beaucoup d’autres domaines (passions, rapports amicaux, couple, etc) tout se passe plutôt bien.

Évidemment, le confinement lié à la crise sanitaire actuelle n’y est pas pour rien. Alors pour faire la part des choses entre les conséquences du confinement et la thèse, je rembobine et reviens chronologiquement sur ce qui s’est passé, et les conclusions que j’ai pu tirer petit à petit.

Une perte d’énergie progressive

Cela fait longtemps que je suis atteint du syndrome de l’imposteur. Depuis le début de la thèse, et même avant, il m’empêche de dire vraiment les choses, et il me met dans une position psychologique défavorable pour créer ou proposer des choses. Après presque trois ans de thèse : il est toujours aussi fort, je crois.

Durant la thèse, j’ai eu des hauts et des bas. Le bas le plus extrême a eu lieu il y a exactement un an. Je devais préparer pas mal de choses : un rapport des activités de l’année écoulée et des activités prévues pour mon comité de suivi de thèse, une présentation pour un congrès international et une première version de l’article scientifique que je traine depuis le début. J’ai averti mes encadrants de mon désir d’arrêter la thèse, car ça commençait à être trop pour moi, je n’en pouvais plus. En plus, étant donné mes projets futurs, le diplôme du doctorat ne m’intéressait plus tellement. Mais ils ont su utiliser les bons mots et me remettre sur le chemin de la poursuite du travail, notamment en m’évoquant que « tout le monde est passé par là, tu n’es pas le premier, et c’est ce genre d’expériences qui te permettent de te rencontrer toi-même. »

S’en est suivie la conférence à l’international (qui était malheureusement un peu à côté de la plaque par rapport à mon domaine d’étude) et puis un regain de motivation. Aux côté de la motivation, le stress induit par le calendrier a commencé à monter, mais c’est a priori normal pour les doctorant·e·s de troisième année.

Puis est arrivé le confinement, et avec lui son lot de changements logistiques, psychologiques et sociaux. J’en ai parlé dans un précédent billet. Ce confinement a eu des conséquences sur le moral et le boulot : perte de liberté, perte de relations sociales professionnelles et amicales, perte de la possibilité de se projeter à long terme, et même à court terme. Ce n’est pas rien. Alors j’ai pensé qu’avec le déconfinement progressif, la possibilité de sortir de sa zone géographique d’un kilomètre de rayon, de revoir des gens, ça irait. Eh bien non, la première semaine déconfinée s’est passée dans la même inefficacité et la même culpabilité qui m’accompagnaient durant le confinement.

Alors, peut-être était-ce dû au manque de contact avec des gens sur le lieu professionnel, que ce soit des réunions de travail ou des pauses café. Ça, c’est probable. Mais ce n’est pas l’unique cause : j’ai pu garder un petit lien social avec des copains de boulot, et j’ai participé à des réunions en visioconférence toutes les semaines, à partir de la moitié du confinement. Sans compter la messagerie Slack, dont j’ai parlé plus haut.

Quid de l’encadrement ? Peut-être que nous ne nous sommes pas compris parfaitement. Peut-être que mes encadrants désiraient quelqu’un qui les aurait plus embêtés, qui serait davantage allé les voir. Alors qu’à moi, il m’aurait sans dout fallu un encadrement plus fort, au moins au début. Et cela est sans compter la distance géographique des deux laboratoires dans lesquels je travaillais. Donc ça a sans doute joué, mais en partie seulement.

Dans mes tripes

Je vais être totalement subjectif maintenant.

Comment je me sens

  • Travailler sur la thèse me coûte.
  • Ça dure depuis plusieurs semaines.
  • Si je continue, ce ne serait pas pour avoir le diplôme ni pour produire de la connaissance, mais uniquement pour “finir le truc” et je trouve ça pas très beau.
  • Comme lors de ma “crise de milieu de thèse”, la montagne à gravir pour atteindre l’objectif me paraît énorme, mais ce n’est pas l’unique raison.
  • À croire les résultats d’un test sur l’épuisement professionnel, je suis un peu en burn out, en tout cas pendant la période de confinement. C’est-à-dire que je n’ai plus d’énergie à investir professionnellement, je souffre de dépersonnalisation, et j’ai l’impression que ce que je fais c’est de la merde, en gros.
  • À bas les dissonances cognitives, et notamment la justification de l’effort qui fait qu’on justifie la souffrance passée en augmentant dans sa tête la récompense future.

Le monde de la recherche en France

  • Le monde de la recherche commence à me stresser et me dégoûter.
  • Il faut des années à lutter pour trouver un boulot. Et on l’a si on est à la fois très bon et très endurant.
  • Les conditions de travail du personnel de la recherche se dégradent, et ça me déprime.
  • En façade, tout le monde va bien, mais les burn out sont communs et personne n’en parle.
  • Alors du coup, j’ai envie de montrer que la thèse n’est pas forcément faite pour tout le monde. Si on ne la termine pas, ça veut pas forcément dire qu’on est nul·le, ça dépend de plein de choses (voir plus bas, ma “théorie”). Et j’ose espérer que c’est pas grave.

Tirons à boulets rouges sur l’encadrement

En préambule : je suis conscient que j’aurais pu (dû ?) parler davantage avec mes encadrants. Mais pour moi, ce n’est pas facile (syndrome de l’imposteur, peur de gêner, tout ça), alors je ne l’ai fait que rarement. D’où une “faute” partagée, entre moi qui ai trop peu parlé et eux qui ne se sont peut-être pas assez intéressés à moi. Là, je charge surtout Encadrant 1.

  • J’ai l’impression d’avoir été un outil. Je n’ai pas travaillé avec Encadrant 1, mais pour lui.
  • J’ai été un outil lorsque Encadrant 1 m’a tiré dans son projet Covid-19.
  • Il n’y a jamais eu de séparation vie privée / vie professionnelle. Depuis le début, Encadrant 1 utilise mon adresse courriel personnelle. Me propose des visioconférences à 22 h. M’appelle le dimanche (quand il s’intéresse à moi en tant qu’outil).
  • Je n’ai jamais véritablement eu de reconnaissance. Jamais un « Oh bravo, c’est cool ce que tu as fait là. »

La thèse : un morceau qui tourne en boucle

  • Parmi les trucs à faire dans la thèse, en fait il y a beaucoup de choses à refaire, et c’est assez frustrant.
  • Depuis le début (deux ans et presque onze mois), j’analyse les mêmes données, avec les mêmes problématiques. Ce travail n’a toujours pas abouti : on refait les mêmes choses mais cette fois-ci en groupe, sans doute plus précisément mais du coup plus lentement. Résultat : on en est toujours au pré-traitement des données. En fin de troisième année de thèse, c’est insupportable.
  • Autre élément de frustration lié à une répétition intempestive : la semaine dernière, mon disque dur a craqué son slip. Et pour la deuxième fois en moins d’un an, j’ai perdu tout mon dossier de thèse. Évidemment, j’ai des sauvegardes, mais partielles : je ne garde que les données brutes, les scripts (les recettes pour analyser), et les résultats finaux. J’ai perdu tout ce qui était en cours.
  • Ce morceau qui tourne en boucle, j’ai l’impression qu’il tourne à l’envers. Les données sont là, et à partir de ça on émet des hypothèses. Bien souvent c’est l’inverse, et du coup ça génère un certain nombre de décalages.

Je suis un homme décalé

  • Décalé par rapport aux autres doctorant·e·s ou chercheur·e·s
    • Bien souvent, en troisième année, lae doctorant·e est en rédaction, ou en tout cas analyse les derniers résultats.
    • Dans mon cas, je suis de retour au tout début. Alors évidemment, ça irait plus vite maintenant que je me suis bouffé pas mal d’écueils, mais c’est frustrant.
  • C’est d’autant plus frustrant qu’on te dit, au début du confinement : « Ça doit être super cool pour toi, le confinement. Tu es au calme, tu vas pouvoir rédiger, te concentrer et tout ! » Eh bien non, je n’ai encore rien à rédiger et non, ça ne se passe pas comme ça. Décalage.

L’herbe est tellement plus verte à côté

  • Je n’ai plus envie de travailler sur la thèse, et encore moins de participer à des trucs prenants, comme une grosse réunion prévue, où il faudrait que je justifie plein de choix, plein de méthodes. Je n’incarne plus mon travail de thèse, je ne peux plus faire ça.
  • J’ai par contre très très envie de tourner la page le plus rapidement, car plein d’autres projets de vie germent.
  • Pendant la thèse, et aussi pendant le confinement, j’ai toujours fait plein de trucs à côté, et c’est pour ces trucs-là que j’aime me lever le matin.
    • dans mon coin : bidouille de serveur, couture, sport
    • en groupe : associations, rencontres, militantisme
  • Je préfère m’investir dans ces activités qui m’apportent plus et me coûtent moins.

Ma petite “théorie” sur la thèse

En réfléchissant à tout ça, je me suis fait une image mentale.

Prenons un ensemble de vases communicants. Chaque vase correspond à un élément contextuel de la thèse, par exemple :

  • l’intérêt pour le sujet
  • la persévérance
  • le support et le cadre fournit par l’encadrement
  • les conditions de vie à côté de la thèse

Ces vases seraient remplis à différents niveaux. Par exemple, le premier serait rempli à fond si j’étais très très intéressé par le sujet, etc. Pour le moment ils ne communiquent pas, ils peuvent avoir des niveaux différents.

Ensuite, pour savoir si la thèse va bien se passer, ou du moins se terminer, on peut les faire communiquer : les niveaux vont s’égaliser. Si le niveau total est supérieur à un seuil, alors on passe, sinon ça casse.

Ainsi, à défaut de support de l’encadrement, si on est très intéressé, on va quand même y arriver, et inversement.

Dans mon cas, à partir de la deuxième année j’ai senti que j’étais vraiment à la limite de ce seuil. En fonction du contexte, j’oscillais au-dessus et au-dessous du seuil. Là, avec le contexte de pandémie, le niveau est clairement sous le seuil, et je pense qu’il sera impossible qu’il remonte au-dessus.

Conclusion

Évidemment, avec des « si » on pourrait mettre une thèse en bouteille : et si tu faisais un break de quelques mois et que tu reprenais ? Et si tu changeais un peu le sujet pour que ça t’intéresse plus ?… Mais voilà, il y a des contraintes, notamment temporelles, et ce n’est pas possible.

Je ne me sens plus à ma place. Pas parce que je suis nul, mais plutôt parce que je crois que je serai plus efficace à faire autre chose. J’ai appris plein de choses pendant cette expérience, qui resteront même si je n’ai pas le diplôme. J’ai également découvert pas mal de choses sur moi-même : mes limites, mon fonctionnement, mes envies…

Après une longue réflexion, qui m’a amené à écrire ces lignes pour bien comprendre mon choix, je vais donc laisser ma thèse là.